Née pendant la guerre civile libanaise, elle a grandi dans un bunker exigu et lutté contre une maladie pulmonaire chronique et un syndrome d'hypermobilité potentiellement débilitant. Et pourtant, Joyce Azzam est devenue la première femme libanaise à terminer «The Seven Summits Challenge », en escaladant avec succès la plus haute montagne de chaque continent (Everest, Aconcagua, Denali-McKinley, Kilimandjaro, Elbrouz, Vinson, Kosciuszko, Puncak Jaya-Pyramide Carstensz).
Aussi cultivée que sportive, elle est titulaire d'un doctorat en gestion du paysage et de l'environnement de l'Université La Sapienza de Rome. Atypique, volontaire et d'une grande ténacité, Joyce intervient fréquemment en tant qu'experte ou conférencière sur le circuit international. Elle soutient les causes qui lui sont chères, incite les jeunes et les femmes à surmonter les défis de la vie et de la société et promeut la conservation des précieux atouts culturels et environnementaux de notre planète.
Entretien avec Fabrice Roy, Directeur de Tourisme Culture Magazine® et chargé de communication de l'Association Mon Liban d'Azur.
Fabrice Roy: Le moins que l'on puisse dire, c'est que votre enfance a été plutôt bousculée. Joyce Azzam: Je suis le numéro 4 d'une famille de 5 enfants. Je suis née pendant la guerre civile libanaise. Un jour, j'ai demandé à mon père comment il avait pu oser fonder une famille en plein conflit. Il m'a répondu que, quand il a épousé ma mère ils pensaient tous les deux que la fin de la guerre était proche. Le Liban avait traversé deux révolutions, deux années de guerre et il y avait une perspective de paix, malheureusement vite démentie. Pendant mon enfance, je n'ai jamais connu de vacances ou de hobbies, et même quand la guerre s'est terminée, en 1990, il y a eu une interruption dans les domaines humains, artistiques et culturels. J'ai vu mes parents dans de grandes difficultés. Mon père travaillait dans le bâtiment, il n'a pas pu faire de hautes études, même s'il le souhaitait. C'est un peu grâce à ces conditions-là que j'ai développé une certaine résilience.
Fabrice Roy: La pratique du sport, c'était un véritable challenge pour vous?
Joyce Azzam: Jusqu'à la pré-adolescence, grandir pour moi a été très difficile. J'adorais le sport mais je ne pouvais pas en faire car j'étais atteinte d'hyperlaxité, ou syndrome d'Ehlers-Danlos ce qui provoquait une sur-elasticité de mes articulations, surtout au niveau des genoux et des épaules. Je n'étais pas assez musclée et j'avais l'air d'un alien. Je ne m'aimais pas.
Quand j'ai eu 13 ans, mon frère Georges qui étudiait l'éducation physique m'a pris sous son aile. Il m'a fait faire de la gym, soulever des poids. Je me suis musclée. Alors qu'avant, je ne pouvais pas courir 50 mètres, je parvins à terminer une course de 3 kilomètres en arrivant seconde. Entre 13 ans et 20 ans, j'ai fait de plus en plus de sport, j'ai couru, j'ai joué au basket. Ensuite, un ami m'a dit "pourquoi ne viendrais-tu pas faire de la randonnée? " J'ai fait mon premier treck en 2005 et ce fut au départ très difficile pour moi, j'avais du mal à coordonner mes mouvements, je tombais sur les genoux. En même temps, j'ai découvert qu'il y avait de merveilleuses montagnes au Liban avec leur point culminant, le "Qurnat as Sawda" à 3088 mètres. Et je me suis dit: je veux escalader ce sommet ! Entre août 2005 et mai 2006 je me suis entrainée pour aller là-bas et en mai 2006, j'y suis parvenue.
Fabrice Roy: Joyce, est-ce vous qui avez choisi la montagne ou est-ce la montagne qui vous a choisie? Joyce Azzam: Je pense que la montagne m'a choisie, en ce qu'elle m'a permis de me révéler, de me trouver. Ce n'est pas une question facile. C'est une relation, comme de tomber amoureux. Les montagnes sont mes mentors. Elles m'ont appris à supporter beaucoup d'épreuves. Dans les Alpes, sur les glaciers, il y a une distance d'environ 4 mètres entre soi et le prochain de cordée. Cela permet une certaine méditation, dans un silence qui peut durer des heures. On découvre son âme, réellement. C'est une expérience merveilleuse. Et peut-être, j'y ai trouvé la paix. J'ai grandi dans un environnement extrêmement bruyant, pendant la guerre, et il n'y avait pas moyen de trouver cette paix avec soi-même. Je n'ai jamais eu ce luxe. Et c'est la montagne qui me l'a donnée. Il y a aussi le sens de la performance et du résultat. Quand pour la première fois je me suis tenue sur le plus haut sommet du Mont Liban, ce fut une victoire non pas sur la montagne mais sur moi-même. Une profonde satisfaction. Je pouvais le faire. Je pouvais poursuivre mes entrainements pour escalader des sommets de plus en plus hauts.... jusqu'à vaincre le sommet le plus élevé de chaque continent. Je me suis retrouvée sur le toit du monde.
Fabrice Roy; Quel est pour vous l'enseignement de la montagne?
Joyce Azzam: Au delà des frontières, le langage de la montagne est universel. C'est notre mère la terre, avec ses cycles, sa proximité avec la Nature. Quand on me demande si je en suis pas effrayée par cet environnement, je réponds non, bien sûr. Si vous écoutez la montagne, vous comprendrez qu'un orage arrive. Mais si vous n'écoutez que vous même sans vous connecter à la montagne, vous ne verrez pas l'orage venir. On fait partie de la Nature et elle fait partie de nous.
L'alpinisme a changé ma vie en m'aidant à comprendre ce qui est réellement important, à quoi je veux employer mon temps, ce qui me rend heureuse.
Si vous n'êtes pas prêts à vous rapprocher d'elle, la montagne ne fera rien pour vous. Je peux juste parler de mon expérience. Par exemple, je reste stoïque pendant les orages, je joue avec la montagne dans un sens très positif. Je me souviens qu'une fois, je me trouvais à 6400 mètres au camp numéro 2 sur l'Everest. Nadhirha Al Harthy, une omanaise qui partageait ma tente alors que le vent soufflait en tempête et secouait notre abri dans tous les sens me disait:
- Joyce, comment peux tu dormir profondément alors qu'on va peut-être mourir ?
Et je lui ai répondu:
- Nous n'allons pas mourir, en tous cas pas cette nuit !
C'est une question d'épaisseur de l'expérience et de compréhension de la montagne liée à celle-ci. Je percevais, je savais, que nous ne risquions rien.
Huit ans plus tôt, j'étais à 5500 mètres d'altitude sur l'Aconcagua dans les Andes, et il y eut un orage, de la neige, un vent incroyable. J'étais tellement effrayée que je pleurais continuellement. Et puis l'orage s'est calmé, nous avons continué. Cela a forgé cette expérience qui m'a servie ensuite sur l'Everest.
Pour moi, c'est une démarche purement spirituelle. Personnellement, je prie souvent, je m'émerveille, je me dis que j'ai survécu à la guerre et que j'ai foulé le toit du monde. C'est juste exceptionnel. Quand je suis rentrée chez moi, j'ai eu une profonde dépression, un genre de "mountain blues", et j'ai du recourir à un psy pour comprendre ce qui m'arrivait. Sur l'Everest, j'étais au sommet, j'avais retiré mon masque à oxygène, je m'en rendais à peine compte tellement j'étais heureuse. C'est vraiment la puissance du mental qui joue à ce moment-là.
Fabrice Roy: Et si on vous disait aujourd'hui "oubliez la montagne" ?
Joyce Azzam: Je suis rentrée de l'Everest en juin 2019, je suis partie dans les Alpes en août pour gravir le Mont Rose et je n'ai plus pratiqué l'alpinisme depuis. Mais je me suis fixée une règle: une randonnée par semaine. J'ai besoin d'être dans la Nature au moins une fois par semaine. C'est mon "caprice" même quand je suis invitée à prendre la parole lors d'événements comme récemment à Vancouver.
Par exemple, demain, c'est le jour de ma randonnée hebdomadaire et je le prends très au sérieux. Tout comme cette interview aujourd'hui. Je ne sais pas si c'est addictif pour moi, mais j'en ai réellement besoin.
Fabrice Roy: Quelle est cette force qui a permis que vous puissiez vivre cette vie? Joyce Azzam: J'essaye souvent d'analyser ce qui m'arrive et qui je suis. Je suis une personne ambitieuse. J'ai un diplôme d'architecture, que j'ai étudiée au Liban et j'ai voulu faire un doctorat pour enseigner à l'université. Comme je n'avais pas d'argent, j'ai postulé par internet à des bourses d'études auprès de 10 différentes universités avec des propositions adaptées au contexte, aux professeurs, aux sujets. J'ai été prise à deux d'entres elles, une au Canada et une en Italie. J'ai choisi l'option italienne. Il n'y a pas vraiment de personne qui m'a inspirée mais j'ai toujours été attirée par l'exemple du succès. Ainsi, j'étudiais à Rome pour préparer ma maitrise en Conservation et j'ai appris qu'une certaine sculpture grecque se trouvait au musée Getty de Los Angeles. La nuit suivante, je suis allée sur le site du musée, et j'ai vu qu'il y avait la possibilité de demander une bourse d'internat. J'ai tout préparé pour ma candidature pendant deux mois et dans ma tête, il ne faisait aucun doute que je décrocherais cette opportunité.
J'ai appelé un ami qui travaillait à la banque mondiale à Washington, qui était libanais comme moi, et je lui ai dit:
- L'année prochaine, je serai à Los Angeles pour faire un an d'études".
Il m'a répondu:
- Tu as obtenu une bourse? ".
- Non, pas encore, mais je sais que je vais l'obtenir
- Tu n'y penses pas, tu ne connais pas la difficulté de ce genre d'entreprise, ici aux US. Il y a plus de 1000 candidats chaque année et ils en prennent 20. Ne rêve pas!
Au bout de 9 mois, j'ai appelé cet ami depuis un numéro californien et je lui ai dit:
- J'ai réussi, J'y suis.
J'ai de la détermination et je ne peux laisser passer les opportunités, comme une tortue. Quand je décide quelque chose, je ne lâche pas. J'y arrive, quelque soit le temps que ça prend. J'ai appris cela de mes parents qui ont vécu et construit malgré les difficultés de la guerre. Je me souviens dans notre bunker, je devais avoir 4 ans, les bombes éclataient à l'extérieur, on voyait les flashs. Et les gens dansaient à l'intérieur, avec de la musique et buvaient de l'arak. C'était dingue et cela m'a appris que je n'avais rien à perdre. Les montagnes m'ont inspirée, m'ont donné cette joie, ce bonheur.
Fabrice Roy: Quels sont vos projets? Joyce Azzam: J'ai passé mon doctorat le 12 octobre 2017 sur le management du paysage et de l'environnement. Je veux conjuguer cette expertise avec mon expérience de la montagne. J'ai pu observer comment la montagne était protégée par les différents Etats, sauf dans l'Everest. Il y a une carence là-bas et ce qui m'a poussée à m'y intéresser, c'est la vision d'une bouteille. ou encore le fait de dormir sur des détritus au camp 4 à 8000 mètres. Dans le sens de l'ascension j'étais concentrée sur le fait de parvenir au sommet, mais en redescendant, à 5700 mètres, comme je parcourais une cascade de glace, j'ai vu une bouteille verte. C'était une bouteille de Sprite qui tournait sur elle-même à la surface de l'eau de fonte. Je me suis dit que ce n'était pas normal de voir une bouteille en plastique sur cette eau pure. Je ne pouvais pas l'atteindre pour la récupérer et je me suis sentie mal à l'aise. J'ai rencontré au Népal Lhakpahuti Sherpa pour essayer de trouver une solution. C'est une femme de caractère, qui a réussi l'ascension de l'Everest 9 fois. Elle est très connue dans le pays et préside l'académie de la montagne. Ensemble, nous avons créé l'Everest Voices Initiative.
Cette année, en avril, nous démarrons la phase 1 d'un projet dont le but ultime est de nettoyer la montagne de ses détritus de plastique. Je pars pour trois mois. Je vais d'abord travailler avec l'université de Katmandou, développer les relations avec le gouvernement, puis aller en montagne avec 20 enfants des rues de Pokhara soutenus par l'Association Himalayan Life présente au Népal, mais dont le siège est à Vancouver. Nous nous rendrons sur le camp de base pour sensibiliser les alpinistes à la collecte des bouteilles en plastique et à la collecte des déchets. Nous leur distribuerons des sacs pour y placer les détritus. Cette expédition visera non seulement à nettoyer la montagne, mais aussi à collecter des fonds pour soutenir le programme de formation professionnelle sur la vie himalayenne qu'Himalayan Life a développé pour les enfants de la rue.
Photos © DR
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