Pendant la présence française au Liban, des acteurs étaient souvent conviés à Beyrouth pour y donner des représentations théâtrales. De savoureuses anecdotes ponctuent l'organisation de ces spectacles, comme en témoigne Jean Arbuleau, acteur français qui a connu une certaine célébrité dans les années 1930 et qui nous raconte sa rencontre pour le moins cocasse avec le Général Gouraud en 1921.
" En 1921, j'avais été subventionné par le Général Gouraud, alors Haut-Commissaire de la République Française, pour donner au Liban une série de représentations théâtrales. Le soir de la première, à Beyrouth, ma troupe devait interpréter l'Arlésienne. J'avais obtenu le concours de la musique du 415ème régiment d'infanterie. Les artistes étaient de valeur, la salle archi-comble, tout s'annonçait très bien.
Quelques instants avant l'exécution du prologue par l'orchestre militaire, on m'avertit que le Général Gouraud et ses officiers venaient d'arriver et entraient dans la salle.
Je me précipitai à leur rencontre. Or, le Théâtre Cristal, où se déroulait ce gala était une curieuse salle, assez vaste mais vétuste, située dans une sorte d'impasse. Il n'était pas rare de trouver devant l'unique porte d'accès un groupe de chameaux au repos, en train de ruminer paisiblement et, aussi, d'obstruer une entrée déjà fort exigüe.
La scène, d'où je venais, communiquait avec la salle par une couloir circulaire, une sorte de promenoir dont le plancher était plus que vermoulu... à tel point que lorsque j'arrivai à quelques mètres du Général, je sentis le sol se dérober sous moi et le vide m'engloutir !
Je fis une chute verticale d'un mètre cinquante environ. Cela ne dura qu'une fraction de seconde. Les planches ayant cédé, j'étais tombé dans une excavation qui venait de se former. Ne dépassait plus du sol que ma tête, qui se trouvait ainsi exactement à la hauteur des chevilles du Général.
Légèrement meurtri, mais surtout vexé de me trouver dans une telle posture, je m'efforçai de ne pas perdre mon sang-froid, malgré le fou-rire qui s'était emparé de tous les assistants et qui ajoutait à ma confusion.
- Mon Général, déclarai-je, toujours engoncé et immobilisé dans mon trou, vous me voyez navré; je venais à votre rencontre pour vous présenter mes devoirs.
Le Général me répondit en riant (ce qui n'était guère dans ses habitudes):
- Je n'aurais jamais pensé que vous fussiez venu vous jeter à mes pieds !
On me tira de ma fâcheuse position. Je n'avais que des ecchymoses sans gravité. La représentation se déroula normalement.
Je revis plusieurs fois le Général après cet intermède imprévu. Et chaque fois, le grand soldat me rappelait en riant ma disparition presqu'intégrale dans les profondeurs du Théâtre Cristal.
Croyez-moi si vous voulez, mais, depuis lors, je ne pénètre plus jamais dans le promenoir d'une salle de spectacle sans avoir vérifié au préalable l'état de son plancher ! "
Jean Arbuleau - souvenirs 1965
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